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Besoin de sauver la planète ? Appelez un ingénieur… ou deux.
source : [Leçon inaugurale] Philippe Bihouix – Les ingénieurs vont-ils « sauver » la planète ? – YouTube
L’un des paradoxes contemporains réside dans l’illusion que la technologie puisse résoudre les problèmes que, souvent, elle a contribué à créer. Philippe Bihouix, dans sa conférence inaugurale, interroge justement ce postulat, remettant en question l’optimisme technologique qui prévaut dans les discours sur la transition écologique. L’ingénieur, avec sa vaste expérience, nous rappelle que les ressources de la Terre, contrairement à ce que promettent certains rêveurs de la Silicon Valley, ne sont pas infinies et que les défis que nous affrontons sont bien plus complexes qu’une simple question d’innovation technologique.
Bihouix, avec une pointe d’ironie, se demande si les ingénieurs, souvent portés aux nues comme des héros modernes, peuvent véritablement « sauver la planète ». Ce sont des mots bien choisis, car la planète elle-même n’a pas besoin d’être sauvée ; c’est plutôt la civilisation humaine qui doit faire face à ses propres limites. La civilisation moderne repose sur une consommation énergétique et matérielle sans précédent, une croissance soutenue par une surexploitation des ressources naturelles. Le problème, souligne Bihouix, n’est pas tant la technologie elle-même que notre foi aveugle en sa capacité à résoudre des problèmes structurels.
Le débat des années 50, toujours d’actualité
L’un des points fascinants que Bihouix met en avant est que ce débat sur les ressources n’est pas nouveau. Dès 1948, des penseurs comme William Vogt et Fairfield Osborn mettaient en garde contre les dangers d’une surpopulation combinée à une consommation exponentielle des ressources naturelles. Ces inquiétudes ont donné naissance à deux grandes écoles de pensée : les « doomsdayers », prophètes de l’effondrement, et les « cornucopiens », défenseurs d’une vision optimiste où la technologie repousserait toujours les limites.
Cette dichotomie a survécu jusqu’à nos jours. Leurs arguments sont cristallisés dans des ouvrages comme Road to Survival et The Population Bomb de Paul Ehrlich, ou encore dans le rapport du Club de Rome, Les limites de la croissance de 1972. D’un côté, des avertissements d’effondrement imminent, de l’autre, des promesses d’abondance infinie.
Une abondance illusoire
Mais qu’en est-il vraiment ? Philippe Bihouix ne se prive pas de souligner l’ironie derrière ces promesses d’abondance. Oui, des ingénieurs ont découvert des moyens d’extraire davantage de ressources à moindre coût, de recycler de manière plus efficace, ou encore d’explorer de nouvelles énergies, comme la fusion nucléaire. Mais ces avancées ne nous mettent-elles pas sur une voie où la complexité des systèmes devient elle-même un obstacle ?
Prenons l’exemple du cuivre, ce métal si essentiel à nos infrastructures technologiques. Bihouix nous explique que même si la croûte terrestre contient encore des réserves astronomiques de cuivre, il n’est ni réaliste ni économiquement viable d’extraire ce cuivre à des profondeurs toujours plus grandes ou à partir de roches de plus en plus pauvres en métal. Actuellement, chaque tonne de cuivre extrait entraîne le déplacement de centaines de tonnes de minerai, générant des quantités massives de résidus miniers, contribuant à des coûts environnementaux croissants. L’idée d’une « corne d’abondance » où les ressources naturelles seraient infinies ne tient pas compte des réalités physiques et économiques.
Le mirage du recyclage
Un autre pilier des stratégies actuelles est le recyclage. Cependant, là encore, Bihouix dépeint un tableau moins rose. Certes, le recyclage a permis de prolonger la disponibilité de certains matériaux, mais il atteint rapidement ses limites. Par exemple, seulement 1% de certains métaux rares est recyclé de manière efficace. Le reste, disséminé dans des alliages complexes ou utilisé dans des produits aux usages dispersifs (comme le titane dans les peintures ou les crèmes solaires), est pratiquement perdu pour toujours.
La difficulté de récupérer ces métaux rares et coûteux réside dans le fait que nos systèmes industriels sont conçus pour maximiser l’efficacité économique, non pour assurer une boucle fermée de recyclage. Cela signifie que, même avec les meilleures intentions, nous continuons de produire des déchets non recyclables à grande échelle.
L’ingénieur face à ses propres limites
Pour Bihouix, le véritable défi n’est pas tant d’inventer de nouvelles technologies, mais plutôt de remettre en question nos besoins fondamentaux. Les high-tech, loin de nous rapprocher d’un avenir durable, nous éloignent de l’économie circulaire en créant des objets complexes, coûteux à recycler, et qui nécessitent de plus en plus d’énergie et de matériaux pour être produits. La démarche du low-tech, qu’il défend, ne prône pas un retour à l’âge de pierre, mais une réévaluation critique de nos besoins et de la manière dont nous les satisfaisons.
Une révolution dans nos modes de vie ?
L’avenir, selon Bihouix, n’est pas dans une course effrénée à l’innovation technologique, mais dans une révolution de nos modes de vie. Cette approche appelle à la sobriété, non par obligation, mais par choix éclairé. Peut-être, au lieu de chercher à tout prix à maintenir notre niveau de confort actuel avec des gadgets de plus en plus sophistiqués, devrions-nous envisager un monde où la simplicité, la durabilité et la frugalité deviennent des vertus.
Et c’est là que réside le véritable potentiel des ingénieurs de demain. Ils ne sauveront peut-être pas la planète, mais ils peuvent jouer un rôle clé dans la réinvention de notre société, en concevant des solutions simples, résilientes et humaines. Pour y parvenir, cependant, il faudra abandonner l’idée que la technologie seule pourra nous sauver et accepter que le changement doit venir, avant tout, de nous-mêmes.